21

 

             

            Hadès marchait, en tenant la fillette par la main. Ils approchèrent d’une fête foraine, dont les manèges étaient installés sur le terre-plein qui surplombe le bassin de l’Arsenal, place de la Bastille.

            La fillette tenait la poupée que lui avait offerte le monsieur dans ses bras. Le monsieur travaillait avec Maman, et ce soir, elle rentrerait plus tard que d’habitude ; alors, au lieu d’aller s’ennuyer chez la voisine, c’était plus rigolo de venir ici, jouer aux manèges.

            Hadès l’installa dans un petit carrosse en forme de cygne, placé entre un Dingo sur le dos duquel était assis une autre petite fille et une soucoupe volante occupée par deux jumeaux roux… Et le manège commença à tourner, tandis que la sono jouait un morceau d’orgue de Barbarie.

            Les enfants firent un tour, et encore un autre tour. La mère des jumeaux prenait sa progéniture en photo.

            Hadès se pencha vers le père qui faisait des grimaces pour faire rire ses gosses.

            — Excusez-moi, lui dit-il, j’ai ma voiture garée tout près et j’ai bien peur de n’avoir pas mis assez de monnaie dans le parcmètre. Vous faites attention à ma petite fille une seconde ? Je reviens tout de suite.

            — C’est celle avec les nattes, là ?

            — Oui, dit Hadès. Une minute, au plus, je suis garé dans la rue, là…

            Et il s’éloigna à grands pas. Il monta dans un taxi. Il fallait faire vite. Il avait donné rendez-vous à Nadine à dix-neuf heures place de la République. Il ne pouvait aller récupérer sa moto : les flics l’avaient peut-être repérée… Rentrer chez lui, au manoir, pour aller chercher sa camionnette ? Impossible : il lui aurait fallu prendre le train, puis marcher vingt minutes à pied, de la gare jusqu’au manoir…

            — Vous connaissez une agence de location de voitures ? demanda-t-il au chauffeur de taxi.

            Celui-ci réfléchit quelques instants, puis proposa une adresse, dans le quartier de l’Opéra. Hadès accepta.

            Nadine attendait, la gorge serrée, devant un café, dans une brasserie, près du Printemps. La voix, au téléphone lui avait dit d’attendre, on viendrait la chercher… Attendre et ne rien dire, ne rien tenter en direction de la police, si elle voulait revoir sa fille.

            Elle sursauta en entendant un bruit de klaxon. Elle reconnut aussitôt le conducteur de l’Opel garée en double file. Ce type un peu dingue et très doux, qui ne demandait qu’à lui réciter ses poèmes. Elle se leva d’un bond et se dirigea vers la voiture.

            — Ma fille, je veux voir ma fille… cria-t-elle en prenant place sur le siège du passager avant.

            — Calmez-vous, dit Hadès. Je ne veux aucun mal à cette petite. Elle est en sécurité. Je l’ai… empruntée uniquement parce que nous devions nous rencontrer…

            — Mais où est-elle ? reprit Nadine, je ferai tout ce que vous voudrez, tout, mais laissez-la, elle…

            Hadès avait démarré. Il conduisait avec souplesse. La place de la République était loin, à présent. Ils tournèrent devant le Père Lachaise, vers Gambetta, avant de rejoindre le périphérique.

            Hadès gardait, le silence. Nadine le dévisageait, de biais, effrayée.

            — Où allons-nous ? demanda-t-elle.

            — Chez moi, il y en a pour une demi-heure. Tout va très bien se passer.

            Elle découvrit le manoir, dont la silhouette se dressait dans la nuit. Elle ne put se rendre compte qu’à demi de l’état de délabrement du bâtiment, en raison de l’obscurité. Hadès la pria d’entrer dans la grande pièce du rez-de-chaussée et lui indiqua un canapé, près de la cheminée. Il prépara du feu, et bientôt les flammes jetèrent leur lumière crue et dansante. Hadès s’assit près de Nadine.

            — Pourquoi êtes-vous allée voir la police, tout allait si bien ? demanda-t-il, avec douceur.

            C’est à peine si elle put discerner un ton de reproche, dans ses paroles.

            — Ma fille… bredouilla-t-elle. Vous m’aviez promis…

            Cette fois, il eut un geste vif de la main, qui marqua son agacement.

            — Je vous ai déjà dit qu’elle était parfaitement en sécurité, à présent, sans doute entre les mains de la police, je vous en donne ma parole. Me croyez-vous ?

            Il paraissait sincère. Nadine avait une envie folle de le croire, mais c’était impossible…

            — Nous étions heureux, comme cela, n’est-ce pas, alors, pourquoi êtes-vous allée prévenir la police ?

            Nadine tremblait ; elle inspira une grande goulée d’air.

            — Ce n’est pas moi… je vous le jure. Vous aussi, vous devez me croire.

            Et elle raconta l’arrivée des flics, le stratagème auquel ils l’avaient contrainte de participer. L’interrogatoire qu’elle avait subi, dans le bureau de Salarnier.

            — Comment dites-vous ? répétez-moi le nom…

            — Salarnier, c’est le commissaire, il s’appelle comme ça.

            — Salarnier… répéta Hadès, en serrant les mâchoires.

            Il se leva et arpenta la pièce, de long en large. Il s’arrêta devant un bar d’acajou et sortit deux verres. Nadine accepta un whisky.

            — Qu’allons-nous faire ? demanda-t-il, angoissé. Nous ne pourrons continuer à nous voir, à présent. Et moi… j’ai besoin de vous.

            Nadine l’observait attentivement. Ce type était fou. Salarnier l’avait bien dit. Il avait un regard absent, illuminé.

            — Mais si… dit-elle dans un murmure. Nous pourrons à nouveau nous rencontrer, je ne leur dirai rien. Faites-moi confiance.

            — C’est impossible, tout est fini. Je ne pourrai jamais supporter de ne plus vous revoir. Je vous aime depuis si longtemps, si longtemps. J’ai tout fait pour vous protéger, de tous ces salauds qui apportaient la mort. Vous ne saviez rien de tout cela, vous êtes si insouciante, vous l’avez toujours été. Mais ce n’est pas un défaut, c’est une qualité, une grande qualité, vous avez toujours… survolé la vie.

            Hadès s’appuya contre le dossier du canapé, et renversa la tête en arrière, en fermant les yeux. Nadine le guettait. Il y avait le tisonnier, tout près de la cheminée. S’en saisir, et frapper ce dingue. Il le fallait ! Mais elle était pétrifiée par la peur et ne fit pas un geste. Lui restait immobile, perdu dans des rêves obscurs. Il se leva brusquement, et se dirigea vers la platine, à l’autre bout de la pièce. Il choisit un disque et le posa sur le plateau. Puis il tendit les bras. Nadine se força à se lever. Il la serra doucement contre lui. Ils dansèrent. Elle ne résistait pas.

            — Vous vous souvenez ? demanda-t-il. I’ll remember April…

            La musique n’atteignait pas Nadine. Elle connaissait cet air, vaguement.

            — Vous ne vouliez pas faire ce voyage… c’était en 51 ? N’est-ce pas ? Nous avons traîné toute la nuit dans Greenwich Village, Charlie Parker passait au Vanguard…

            Il l’embrassa doucement sur la tempe. Elle luttait pour ne pas crier, pour ne pas se débattre. Devait-elle espérer ? Il n’allait pas la tuer, c’était impossible, il ne pouvait pas la tenir ainsi, l’enlacer aussi tendrement…

            — Non, reprit-il, les voyages ne vous ont jamais tentée, vous préfériez rester ici… Demain, nous irons voir les ruches, au fond du parc, je n’ai guère eu le temps de m’en occuper, mais elles sont encore là. Les abeilles sont là… C’était une de vos lubies… J’avais toujours très peur, quand je vous voyais partir, harnachée comme un guerrier médiéval ; d’ailleurs je déteste le miel ; une lubie, ces ruches…

            La musique s’était arrêtée. Hadès tenait Nadine par la main. Leurs regards se croisèrent. La tristesse qu’elle lut dans ses yeux l’aurait profondément émue si… Elle crut vivre un cauchemar. Tout cela était impossible. Ce type n’avait tué personne. C’était un malade, un malade de solitude, qui ne demandait qu’un peu de pitié. Il s’inventait des souvenirs.

            — Ah, dit-il, savez-vous que j’ai retrouvé la photo de Cadaquès ?

            — La photo ? balbutia Nadine.

            — Mais oui, vous savez, cette photo, c’était à l’été 58, sur le chemin de l’Espagne, nous nous étions arrêtés pour déjeuner, vous vous êtes baignée, ensuite, et j’ai pris une photo…

            Nadine écoutait en secouant la tête. Il fouillait à présent dans un petit secrétaire et lui montrait un cliché fixé sous verre.

            — Voyons, poursuivit-il, c’est impossible que vous ayez oublié cela. Regardez, il y avait un personnage, qui se promenait sur la jetée, et, au tirage, je me suis aperçu qu’il s’agissait de Dali ! Tout simplement de Dali ! On le reconnaît très bien…

            Nadine tendit une main tremblante. Elle baissa les yeux vers la photo et faillit s’évanouir. Oui c’était bien elle, sur cette photo, en maillot de bain une pièce, et ce Dali, qui se baladait, au second plan, une canne à la main… C’était elle, en 58, à Cadaquès. En 58, j’avais quatre ans… c’est un trucage, la photo est vieille, elle a jauni, elle a été truquée…

            — Truquée ! hurla-t-elle en jetant le cadre.

            Le bruit du verre brisé fit tressaillir Hadès. Il se baissa pour ramasser sa photo, écartant soigneusement les débris de verre.

            — En 58, à Cadaquès, murmura-t-il, comme un enfant qui s’entête lors d’un caprice, et Dali passait par là, c’est drôle… C’est une image. Une simple image.

            Il s’était redressé. Il avança les mains vers Nadine, dans un geste de supplication. Mais son attitude changea soudainement. Il gifla Nadine avec une telle violence qu’elle fut projetée sur le canapé.

            — J’aime cette image ! cria-t-il d’une voix cassée. Elle vit ! Elle vit ! Et l’image m’a trahi !

            Il saisit la jeune femme à la gorge. Elle tenta de se débattre, mais elle n’avait pas suffisamment de force pour résister.

            Il la souleva du canapé et la porta dans une pièce voisine. Elle ne comportait qu’un grand lit. Nadine lui donnait des coups de poing qui le laissaient totalement indifférent. De la main droite, il la maintenait plaquée sur le lit, tandis que la gauche déchirait la jupe, le collant… Nadine crut qu’il allait la violer, et cette idée, paradoxalement, la rassura : ainsi, tout rentrerait dans l’ordre. Mais elle vit la seringue qu’il avait sortie d’une petite boîte métallique posée sur la table de chevet.

            Hadès l’empoigna de nouveau et la força à s’allonger sur le ventre. Du genou, il pesait sur sa colonne vertébrale. Nadine suffoquait sous le poids, et c’est à peine si elle ressentit la douleur de cette aiguille qui s’enfonçait dans sa chair.

            Hadès, après quelques secondes, put relâcher sa pression. Nadine était consciente, mais inerte. Son regard devenait vitreux. Il la prit dans ses bras et la serra contre lui, enfouissant son visage ruisselant de larmes dans la chevelure brune et bouclée…

            — Tout est fini, chuchota-t-il tendrement, tout est fini, Lola, maintenant… nous serons heureux, personne ne viendra, personne, nous resterons ensemble, longtemps, jusqu’à la fin… tu vas dormir, Lola, dormir, et je serai là, je veillerai sur toi, bientôt ce sera avril, nous fêterons ton anniversaire, I’ll remember April, te souviens-tu Lola ? Moi, je n’ai pas oublié… je suis là.